mercredi 5 octobre 2016

Je suis tombée amoureuse d'un bateau



J'ai la chamade facile, je le concède. Le cœur pas exclusif, c'est un fait. N'empêche quand même, je ne m'y attendais pas à ce béguin de toiles et de bois.

C'est pourtant ni le premier navire, ni le premier océan. Pas le plus long trajet ni la plus grande embardée. C'est certainement le plus grand, le plus vieux, le plus maté, le plus humide. C'est en tous cas celui duquel je ne suis pas vraiment tout à fait revenue. 



Il s'appelle Bel Espoir, number II même si tu veux être précis. On l'appellera Belo un peu, BE souvent. Mais c'est pas ça qui compte, faut plutôt que je vous le raconte.

Avant d'y embarquer, c'est déjà une silhouette familière que je rejoins. Mon père y a navigué, jeune marin déjà tanné. Je l'ai côtoyé à Grande Anse, en Martinique, son camp de base en arrivée de transat depuis des années, et le point de fuite de nos échappée loin de l'hiver breton quand j'étais ado. Je me souviens bien d'allers et retours incessants d'annexes remplies de gens aux drôles de dégaines et de gros chiens. 


On l'aperçoit sous voile la veille de l'embarquement et déjà ça palpite. J'embarque pour la dernière traversée de ces presque deux ans de vadrouilles (un an pour le Jo) un soir de mai en Guadeloupe. On est 27 humains à bord pour une dizaine de voiles, aux noms encore obscurs. On hisse tout ce bazar sans bien comprendre ce qu'il se passe, et on vise l'horizon dans un coucher de soleil flamboyant. Bordel, on est partis. 
 



Jojo à la barre au petit matin levant
Les premiers jours se font surtout la tête en l'air, à admirer le fatras de toile qui nous fait avancer, à tenter d'y piger un peu. Les voiles sont gonflées d'alizées, blanc sur bleu. Dans un frisson, le vent rend tendre la torpeur caribéenne. Tant de gens, tant d'histoires. Je me sens au bon endroit, au bon moment, dans ce tas de sourires.

 Une semaine alors. On dirait un jour. On dirait un mois. Une semaine, c'est assez pour prendre des habitudes, se réfugier dans des affinités. Un jour, après une tentative de fortune, on s'est résolus à tout affaler, et faisons route au moteur dans la molle de l'Atlantique. On va vivre quelques jours avec ce bourdonnement permanent qui nous porte vers le vent. Sans toile, le BE est devenu culbuto capricieux. On s'adapte comme on peut. Les pas se refont hésitants, balancés à grands coups de vague d'un côté, puis de l'autre. Les corps de toute nature titubent et valdinguent sur le pont. On se ressemble tous encore un peu plus dans cette nouvelle démarche chaloupée.
 

On s'invente des hymnes à brailler (en rien nationaux, on est trop punks pour ça), des rythmes affamés entre quarts et goûters, des activités vaguement sportives (rapidement plus vagues que sportives d'ailleurs). On fait l'ensemble à tout vas, et viens, et reviens. Interdépendance joyeuse, et on danse aussi ! La crête se répand par mimétisme, ou pour imiter les méduses qui la portent également en milieu d'océan. 

Bain par 3000 m de fond, toujours un bleu moment
Chorégraphe de manoeuvre nocturnes
Boeuf en nacelle

pliage de grande fortune
encrêtage en duo
 















Après une après-midi tout arrêtés en plein océan pour laisser passer un dépression et saluer les mantas, c'est reparti plein vent dans la nuit.



 
 






J'en passe forcément, et des meilleures. On se racontera tout ça les yeux dans les yeux. 22 jours après le départ, on est aux Açores déjà. Là-bas, les mouettes rient comme des lutins farceurs, et les quais racontent des histoires de mers peintes en couleurs. Entre les îles, les quarts de nuit se font plus silencieux pour écouter respirer les baleines.
Pico du soir
Momo aux pinceaux à Horta




A quai, on bichonne le Bel Espoir, notre bateau septuagénaire qui souffre un peu de chaque traversée. Faut calfater sa coque de bois pour passer moins de temps à pomper les tonnes d'eau qui s'y infiltrent chaque heure. On n'est que des passants, on le sait, mais on dit "notre" bateau à ceux qu'on rencontre, pour ouvrir des portes d'imaginaires sur une traversée sur si fier destrier.

Et on profite de notre vie de troupe, de bande, de gang, d'équipage, de famille. Parce qu'on est partis à 27 sur cette goélette, tous dans le même bateau pour un peu plus de trois semaines. Et qu'on veut tout vivre à fond avant que cette unité de bord se dissipe au retour à la terre d'Armorique.




Alors, on danse nos nuits dans cette brume açorienne qui planque les étoiles, celles qui étaient il y a encore quelques jours les seuls feux de nos nuits. Ici, on retrouve le son et la soif, la nuit et ses lendemains.  Et bien sûr, les fruits frais, le chocolat et le linge propre. Nos plaisirs de terre.






 




Il est magnifique ce bateau, de tous les bouts du port on voit ses trois mâts de bois percer les nuages, et les badauds qui les matent, curieux de cette dégaine d'un autre temps. On n'est pas peu fiers de remonter à bord, de finir par connaître, ou presque, chaque cordage et où ce qu'on tire, de se dire que c'est eux qui ont fait pousser la corne qu'on a aux mains et lui qui nous a porté à travers l'Atlantique. Enfin, lui et le vent. Et qu'on va y naviguer nos envies de large encore quelques semaines.









battle de hiphop sur le pont














Devant, à la proue, y'a une éclaircie, on profite tous un peu des fins de soleil de midi. Emmitouflés quand même, la Bretagne se rapproche. Les fous de bassan nous accompagnent, ça sent forcément la maison. 
Y'a Crys qui joue Ginette à l'accordéon, assise sur une bouteille de gaz. Y'a le doc qui fume sa pipe allongé sur un tas de cordage. Y'a Thom qui est monté faire de la lazure au niveau de la grande vergue. Y'a Simon allongé en étoile sur le pont qui semble tenter d'aspirer la chaleur du zénith planquée dans le bois. Y'en a plein d'autres, partout. Ça fait du pain, ça lit, ça pompe, ça frotte, ça transmet, ça raconte. On est une bande. Un agrégat d'individus d'origines diverses mais tous dans le même bateau depuis six semaines. Et puis ça va s'arrêter, demain, dimanche, ou bientôt. Et on va revenir, redevenir, ratterrir.


Ratterrir ? Pas sûrs...
On a abandonné nos plans de pirate de détourner le bateau vers l'Irlande pour prolonger l'aventure encore un peu, voire deux. On a fini par rallier les côtes bretonnes fin juin. Ça a fait tout drôle puis tout beau. Quel été les aminches. Il a été bien salé, bien flotté, tellement bien accompagné...








Alors voilà, la fin du début de l'histoire : je suis partie y'a deux ans toute seule sac au dos, drapée dans mon indépendance revendiquée de nana qui trace sa route solita. Je me suis laissée rejoindre en cours de route par un amoureux de grands chemin. Et on est rentrés en bande, en gang, en coloc de pirates sur un rafiot d'amour. Parce que le secret n'est pas bien caché, c'est pas qu'une histoire de bateau magnifique, c'est surtout son peuple de joyeux drilles qui déchaîne mes passions.
 




Pas de morale à l'histoire, faut pas déconner. On continue le voyage, on invente ensemble et on se raconte ça en vrai désormais.

Merci les copains pour les photos, et puis surtout, tout le reste...